Tout commence dans un petit snack incongru de la petite ville de Provence où j’ai grandi. Lors de mon ingrate adolescence, je me revois sortir en meute du collège à la pause méridienne, filant en direction du Quickly Burger pour de gaver de snackeries. Bruno, le tenancier de l’établissement, nous attendait, son indéfectible sourire aux lèvres, une batterie de steaks sur le grill et ses blagues fusantes. Les années passant, la bière remplaça les sodas tandis que les hivers s’écoulaient au cours de longues parties de tarots. On y commentait l’actualité, s’improvisant expert en géopolitique. Puis aux beaux jours, des scènes pirates montées sur des camions s’installaient devant le snack en marge des célébrations estivales. Punks ruraux et rappeurs des champs s’y succédaient sous le regard médusé des braves gens. Au milieu de ce joyeux chaos, je voyais Bruno tel un chef d’orchestre qui tentait d’accorder l’ensemble pour faire de cette MJC clandestine un refuge où l’on pouvait se permettre d’aspirer à un autre monde.
Cet autre monde qui s’esquissait dans mon petit patelin, je l’ai traqué dès ma majorité. Pendant mes années estudiantines, j’ai cherché – comme tant d’autres – dans les manifestations et les squats autogérés à trouver dans la révolte un sens qui me semblait faire défaut ailleurs. J’y ai rencontré une myriade de personnages meurtris par leur engagement et d’une attendrissante intelligence – du jeune réfugié syrien au vieux taulard anarchiste. Mes études de cinéma – qui ont eu pour étapes Lyon, Beyrouth et Paris – n’étaient finalement qu’un prétexte à barouder et tenter de me départir péniblement des fables qui se prennent pour des horizons indépassables.
Quand je reviens en Provence pour rendre visite à me mère, c’est au Quickly que je me précipite, pour retrouver auprès de Bruno des ganaches familières à l’image de celles croisées dans « l’autre monde ». Au cœur de l’hiver, tous viennent égrainer le temps qui passe en sa chaleureuse compagnie. Une communauté d’estropiéstimides et touchants – ouvriers viticoles, maçons, chômeurs, personnes en situation de handicap, marginaux, anormaux – qui prennent un discret plaisir aux joutes verbales, à la taquinerie et aux envolées philosophiques.
Dans ce brouhaha, je plonge aussitôt dans la nostalgie. Derrière la vitre du snack, je vois bien que la ville s’est métamorphosée depuis quelques années. Ils ne sont plus là ces zonards solitaires, ces dealers maladroits et autres âmes perdues qui peuplent pourtant mes souvenirs. Tous ont été noyés par le tsunami d’aménagements touristiques qui a lavé l’espace public de ses marges trop visibles.En hiver, après la frénésie de la saison estivale, la ville toute entière n’est que ruelles tristes et désertes où s’engouffre le mistral glacial. Les devantures de commerces sont closes et quelques silhouettes fantomatiques planent dans la nuit. Sur la place Montfort, le Quickly Burger apparaît tantôt comme un rafiot qui vient délicieusement souiller ce décor muséifié et tantôt comme un repaire où se retrouvent les irréductibles, celles et ceux que les ambitions municipales laissent sur le carreau.
Mais voilà qu’un jour, ce cocon est devenu le théâtre de phénomènes à la fois insolites et envoutants. Un soir, alors que je restais plus tard que prévu, j’assistais à un scène déroutante. Les volets du snack étaient fermés depuis quelques heures et les derniers verres de gnôle se vidaient. À mes côtés, Franky, un vieil ami de Bruno, aux traits de visage abimés par des années de maçonnerie, se pencha au comptoir pour lui murmurer une requête. Silencieusement et naturellement, les deux compères prirent place au milieu du snack. Bruno commença alors à exécuter une série de gestes étranges au dessus du dos de Franky, en respirant bruyamment. Son visage se crispait, ondulait et de grosses gouttes de transpirations commençaient à parler sur son visage. Sa respiration, intense, résonnait dans la pièce close comme d’effrayants mantras. Médusé, je sentais le snack léviter au-dessus du monde. Un silence sidéral nous maintenait liés, dans une latence déstabilisante et enivrante.
Durant toutes ces années, j’étais complètement passé à côté du fait que Bruno était magnétiseur. À ma grande surprise, quand je l’interrogeais sur sa pratique, il ne la définissait pas du tout dans le champ de l’occulte ou du « para-normal », se présentant comme quelqu’un de farouchement cartésien, lui même étant diplômé en droit. Tout en défendant l’idée que ses interventions seraient scientifiquement observables avec des outils appropriés, il m’expliquait que « couper le feu » n’est relatif, ni plus ni moins, qu’aux flux électriques qui traversent les corps et les matières. Si certaines personnes ont des facilités à sentir ces flux et peuvent agir dessus, il ne s’agit ni d’un don, ni d’un quelconque pouvoir duquel il tirerait bénéfice. Bien au contraire ; son intention première est d’en faire profiter son entourage, qui charriait son lot de souffrance et de maladies.
J’assistais par la suite à de nombreuses scènes du même type à chacun de mes passages à Vaison, comme pour essayer de me convaincre de la véracité du magnétisme. Je vis des personnes âgées, des plus jeunes, des femmes enceintes et parfois même des nourrissons défiler au Quickly pour des consultations improvisées à l’étage, avant ou après la valse des burgers. Si parfois j’ai pu assister à des réactions spectaculaires, comme des évanouissements, j’ai surtout constaté que la majorité des « patients » manifestaient un profond soulagement et étaient suivis à long terme comme le ferait n’importe quel praticien. À la fin de chaque séance, Bruno prenait grand soin de prodiguer des conseils diététiques – notamment sa fameuse cure à l’argile verte – délaissant un temps, et pour bonne cause, frites et sauce samouraï. Du travailleur saisonnier souffrant des lombaires à la personne atteinte d’un cancer, en passant par les surmenés, les stressés, les angoissés et les colériques, c’est finalement les souffrances d’un société soumise aux cadences de la modernité capitaliste qui s’incarnait dans le snack.
Comment croire qu’au cœur d’une Provence figée dans son folklore, un restaurateur dénué de toute notion de médecine s’avère capable de soigner des gens, du moins de les soulager de leurs peines ? Qu’il peut rester, à l’heure de la suprématie incontestée de la science sur toute forme de magie, des guérisseurs dont les outils échappent au carcan de la raison ? C’est sans doute ce mystère insoluble qui demeure au cœur de ce film. Ce qui me guide avant tout ici, c’est bien moins la recherche d’audibilité de quelconque pratiques médicales « alternatives » qu’une invitation à faire l’expérience de phénomènes qui dépassent les frontières communément admises de l’entendement. En somme, je préfère me laisser guider par l’enfant qui sommeille en moi, fasciné depuis toujours par les illusionnistes et les prestidigitateurs. Car la magie n’existe que dans sa capacité à faire croire, un peu comme le cinéma, finalement.
Entre les paumes de Bruno, c’est l’infiniment petit qui s’ouvre en grand : de la viande qui cuit sur le grill à la chair des personnes apaisées par ces deux mains qui réchauffent, tout est affaire de matière en transformation. L’occulte nourrit l’ordinaire, et vice versa. Et c’est finalement le cosmos tout entier qui s’agite, dans une valse absurde et électrique où la sauce algérienne s’amuse à inverser les polarités. Si le surnaturel se caractérise par sa capacité à contrarier l’évidence, au moment précis où il nous emmène vers l’étrangeté, c’est sous les traits de Bruno qu’il s’incarne dans un décalage qui me permet d’envisager une véritable comédie documentaire.
À partir de la confection de burgers se déploie une absurde « cosmologie », un récit du monde presque burlesque, malmenant le réel, triste et insipide, en y distillant une bonne dose d’outrance et de poésie. C’est au cœur d’une Provence ténébreuse et hostile, qu’elle résonne et se métamorphe en récit originel où l’avènement de l’étrange sert de terrain d’affrontement entre nature et urbanité, sauvagerie et raison, magie et technicisme.
Dans l’hiver méridional, loin des fantasmes de la Provence carte-postale, ces paysages désolés qui ont marqué mon enfance et guidé mes introspections de jeune adulte deviennent le théâtre des questionnement politiques à la fois simples et profonds : doit-on avoir un doctorat en poche pour soigner ses semblables ? Quels sont ces toxiques qui polluent nos corps à les rendre malades ? Auraient-ils seulement un lien avec ces obstacles intellectuels qui entravent nos perceptions et étouffent nos âmes ?
Dans un monde que je qualifie volontiers de désenchanté, Bruno m’apparaît une figure rassurante qui redonne du sens à mes colères. Je rêve son snack comme dernier bastion du vivre-ensemble et comme sursaut de vitalité d’une ville pourtant vidée de sa sève par le cynisme touristique. C’est ainsi que je vous invite à plonger avec moi dans ces eaux-troubles pour tenter de dépasser les dichotomies et oppositions simplistes entre rationalité scientifique et phénomènes occultes, en prenant l’autoroute du bon sens à contre-sens.