Autour du Ventoux

Dans le portrait que j’ai dressé d’une Provence hivernale et ténébreuse, le Ventoux occupe une place centrale, presque en tant que personnage à part entière. Un mastodonte silencieux, immobile et inerte qui semble veiller sur les petites villes à ses pieds, sur les crêtes qui le ceinturent et sur les forets qui le coiffent.

Si je me plaît à dépeindre et à imaginer le Mont Ventoux comme un massif sauvage, il n’en est malheureusement plus grand chose. La physiologie actuelle de la montagne n’a rien de naturelle, elle a été façonnée par l’action de l’homme depuis des siècles. Entre déforestations et reboisement, entre lieux de pèlerinage et Tour de France, le Ventoux aura souvent changé de visage et d’usages.

Un massif entièrement reboisé

Le Ventoux a été pendant des siècles l’objet d’une déforestation intense. L’exploitation agricole des versants est importante avec la présence de polycultures et l’élevage ovin extensif. A cela s’ajoute les besoins importants de chantiers navals mais également une pratique intensive du charbonnage depuis le Moyen-Age.

Outre le défrichage pour usages agricoles, la forêt fournissait de nombreux produits aux habitants : bois de chauffage, buis pour la production d’engrais, herbes aromatiques (lavande, etc.). Cette exploitation intensive et protéiforme culmine vers le milieu du XIXème siècle, engendrant un déboisement massif.

Les conséquences néfastes du déboisement alertent peu à peu les autorités locales comme centrales, notamment l’érosion croissante suite aux crues dévastatrices de divers cours d’eau de la région dans la première moitié du XIXème siècle : Toulourenc, Durance, etc.. Une première loi est votée en 1860 sous l’influence de Napoléon III, permettant d’interdire le pâturage sur certains terrains et d’y pratiquer le reboisement d’office.

Devant l’hostilité des populations montagnardes, deux autres lois plus libérales sont votées en 1864 puis 1882. Avec la dépopulation croissante des montagnes, la pression foncière s’amoindrit. Le cumul de ces facteurs aboutit à des résultats très positifs sur les versants Sud comme Nord : de larges campagnes de reboisement y furent menées. Cette impulsion nationale est complétée par l’énergie déployée au sein de la commune de Bédoin, à qui les droits fonciers sur tout le versant sud ouest avaient été octroyés depuis 1250.

La progression notable du reboisement ne doit pas masquer des tensions notables, notamment entre des services forestiers parfois perçus comme les émissaires du pouvoir central et des habitants jaloux des revenus issus de l’exploitation traditionnelle de la montagne. Néanmoins, le reboisement offre l’occasion d’un changement de paradigme de l’exploitation forestière : à Bédouin le chêne, planté avec des espaces de 5m, fait accroître le potentiel truffier de la région. Les revenus truffiers progressent fortement au tournant du XXème siècle. De la même façon, on décide d’introduire des essences rares comme le cèdre de l’Atlas, et de développer l’industrie forestière à travers des essences comme le pin noir.

Si le reboisement ne s’est pas fait sans heurt, du fait d’oppositions locales et de la rudesse des conditions climatiques, c’est une réussite qui engendre une nouvelle morphologie de la montagne, davantage pensée et produite pour des besoins industriels ou quelques décennies plus tard, pour les besoins touristiques, préfigurant ainsi l’ère des parcs naturels.

Ascensions spirituelles

En 1336, le jeune poète Pétrarque est l’un des premiers à gravir le sommet du mont Ventoux et à livrer un témoignage écrit de cette ascension. Le sommet de la montagne est alors perçue par les locaux comme un lieu effrayant, hostile et impénétrable. Lors de cette expédition, Pétrarque achève sa conversion après avoir étudié à Bologne et mené, au sein de la cour du pape Jean XXII à Avignon, une vie mondaine frivole. Son ascension apparaît alors comme une rédemption où il retrouve le chemin du salut.

« Vivement surpris par la légèreté de l’air et l’étendue du panorama, je fus comme étourdi. Je me retourne : les nuages flottent à mes pieds. Et déjà je suis moins incrédule sur l’Athos et l’Olympe, tout ce que j’ai lu ou entendu dire, je le découvre sur une montagne de moindre renom. Je tourne mon retard vers l’Italie où me porte naturellement mon cœur. Les Alpes hérissées et couvertes de neige où autrefois, comme le rapporte la légende, le farouche ennemi de Rome se fraye un passage en faisant éclater les roses avec du vinaigre paraissaient toutes proches malgré la grande distance qui nous sépare. 

Je soupirais face au ciel d’Italie , plus près de mon cœur que de mes yeux, et un brûlant désir me prit de revoir mon ami et ma patrie(…). Je ne suis pas encore au port pour évoquer sereinement les tempêtes affrontées. Le jour viendra peut être où je les confesserai en me référant auparavant à cette parole de ton cher Augustin : « Je veux me rappeler mes péchés et les dépravations de mon âme, non que je les aime mais afin de vous aimer, ô mon Dieu. » Ma route est encore longue et incertaine. »

Bien plus tard, c’est avec le naturaliste et entomologiste Jean-Henri Fabre (1823-1915) que le Ventoux réapparaît dans la littérature. En 1842, alors tout jeune directeur d’école à Carpentras à dix-neuf ans, il entreprend l’ascension du Ventoux sur les pas de Pétrarque. Il y retournera plus de soixante fois au cours de sa vie pour y étudier sa faune et surtout ses insectes. Jean-Henri Fabre est souvent désigné comme le précurseur de l’éthologie, la science du comportement animal et humain. Cet extrait tiré du texte « Au Ventoux ! » publié en 1842 dans l’Indicateur d’Avignon serait le point de départ de la conception spiritualiste de son œuvre.

« Au nord derrière la montagne, la scène change ; aux lignes douces et arrondies, aux collines gracieuses que couvrent le serpolet et la lavande, aux ondulations du sol que le pampre verdit, succède tout à coup un terrain aux mouvements brisés, aux accidents terribles, aux précipices béants. Là serpentent de sinueux ravins où l’Aquillon siffle, où l’arbre se tord déraciné par l’orage, où pendant l’hiver s’amoncellent les neiges, se durcissent les glaces, grondent et bondissent les torrents ; plus loin se dressent, hérissés d’affreuses aiguilles, de noirs rochers que la foudre déchire, et dont les éclats roulent entraînés par les eaux dans le fond des précipices. Cet effrayant tableau se prolonge à l’Est, puis le lointain surgissent les sommets sourcilleux des Alpes que des neiges éternelles blanchissent et où flottent épars des lambeaux de nuages. Un silence majestueux nous enveloppe ; tout bruit , toute rumeur expire avant que d’arriver jusqu’à nous et nous laisse comme perdus dans son immensité.